Discours du Chevalier Ramsay (1737)
Discours prononcé à la Réception des Franc-Maçons
par Monsieur de RAMSAY, Grand Orateur de l'Ordre.
(Version de 1737)
La noble ardeur que vous montrez, Messieurs, pour entrer dans le très ancien et très illustre Ordre des francs-maçons, est une preuve certaine que vous possédez déjà toutes les qualités nécessaires pour en devenir les membres. Ces qualités sont la philanthropie sage, la morale pure, le secret inviolable et le goût des beaux-arts.
Lycurgue, Solon, Numa et tous les autres législateurs politiques n'ont pu rendre leurs établissements durables ; quelque sages qu'aient été leurs lois, elles n'ont pu s'étendre dans tous les pays ni convenir au goût, au génie, aux intérêts de toutes les nations. La philanthropie n'était pas leur base. L'amour de la patrie mal entendu et poussé à l'excès détruisait souvent dans ces républiques guerrières l'amour de l'humanité en général. Les hommes ne sont pas distingués essentiellement par la différence des langues qu'ils parlent, des habits qu'ils portent, des pays qu'ils occupent, ni des dignités dont ils sont revêtus. Le monde entier n'est qu'une grande république, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant. C'est pour faire revivre et répandre ces anciennes maximes prises dans la nature de l'homme, que notre société fut établie. Nous voulons réunir tous les hommes d'un esprit éclairé et d'une humeur agréable, non seulement par l'amour des beaux-arts, mais encore plus par les grands principes de vertu, où l'intérêt de la confraternité devient celui du genre humain entier, où toutes les nations peuvent puiser des connaissances solides, et où tous les sujets des différents royaumes peuvent conspirer sans jalousie, vivre sans discorde, et se chérir mutuellement sans renoncer à leur patrie.
Nos ancêtres les croisées, rassemblés de toutes les parties de la chrétienté dans la Terre sainte, voulurent réunir ainsi dans une seule confraternité les sujets de toutes les nations. Quelle obligation n'a-t-on pas à ces hommes supérieurs qui, sans intérêt grossier, sans écouter l'envie naturelle de dominer, ont imaginé un établissement dont le but unique et la réunion des esprits et des coeurs pour les rendre meilleur, et formé dans la suite des temps une nation spirituelle où, sans déroger aux divers devoirs que la différence des états exigent, on créera un peuple nouveau qui, en tenant de plusieurs nations, les cimentera toutes en quelque sorte par les liens de la vertu et de la science.
La saine morale est la seconde disposition requise dans notre société. Les Ordres religieux furent établis pour rendre les hommes chrétiens parfaits ; les Ordres militaires pour inspirer l'amour de la belle gloire ; l'ordre des francs-maçons fut institué pour former des hommes et des hommes aimables, des bons citoyens et des bons sujets, inviolables dans leurs promesses, fidèles adorateurs du Dieu de l'amitié, plus amateurs de la vertu que des récompenses.
Polliciti servare fidem, sanctumque vereri
Numen amicitiae, mores, non munera amare[1].
Ce n'est pas cependant que nous nous bornions aux vertus purement civiles. Nous avons parmi nous trois espèces de confrères, des novices ou des apprentis, des compagnons ou des profès, des maîtres ou des parfaits. Nous expliquons aux premiers les vertus morales et philanthropes, aux seconds les vertus héroïques; aux derniers, les vertus surhumaines et divines. De sorte que notre institut renferme toute la philosophie des sentiments, et toute la théologie du coeur. C'est pourquoi un de nos vénérables confrères dit dans une ode pleine d'un noble enthousiasme :
« Francs-maçons, illustre Grand Maître,
Recevez mes premiers transports
Dans mon coeur l'ordre les fait de naître ;
Heureux ! si de nobles efforts
Me font mériter votre estime,
M'élèvent à ce vrai sublime,
À la première vérité,
À l'essence pure et divine
De l'âme, céleste origine,
Source de vie et de clarté. »
Comme une philosophie sévère, sauvage, triste et misanthrope dégoûte les hommes de la vertu, nos ancêtres les Croisés voulurent la rendre aimable par l'attrait des plaisirs innocents, d'une musique agréable, d'une joie pure, d'une gaieté raisonnable. Nos sentiments ne sont pas ce que le monde profane et l'ignorant vulgaire s'imaginent. Tous les vices du coeur et de l'esprit en sont bannis, et l'irréligion et le libertinage, l'incrédulité et la débauche.
C'est dans cet esprit qu'un de nos poètes dit :
« Nous suivons aujourd'hui des sentiers peu battus
Nous cherchons à bâtir et tous nos édifices
Sont ou des cachots pour les vices
Ou des temples pour les vertus. »
Nos repas ressemblent à ces vertueux soupers d'Horace où l'on s'entretenait de tout ce qui pouvait éclairer l'esprit, perfectionner le coeur, et inspirer le goût du vrai, du bon et du beau :
O! noctes, coenaeque Deum…
Sermo oritur non de regnis domibusve alienis;
…sed quod magis ad nos
Pertinet, et nescire malum est, agitamus; utrumne
Divitis homines, an sint virtute beati;
Quidve ad amicitias usus rectumve trahat nos
Et quae sit natura boni, summumque quid ejus[2].
Ici l'amour de tous les désirs se fortifie. Nous bannissons de nos loges toute dispute qui pourrait altérer la tranquillité de l'esprit, la douceur des moeurs, les sentiments d'amitié, et cette harmonie parfaite qui ne se trouve que dans le retranchement de tous les excès indécents et de toutes les passions discordantes.
Les obligations donc que l'Ordre vous impose sont de protéger vos confrères par votre autorité, de les éclairer par vos lumières, de les édifier par vos vertus, de les secourir dans leurs besoins, de sacrifier tout ressentiment personnel, et de rechercher tout ce qui peut contribuer à la paix, à la concorde et à l'union de la société.
Nous avons des secrets ; ce sont des signes figuratifs et des paroles sacrées, qui composent le langage tantôt muet et tantôt très éloquent, pour le communiquer à la plus grande distance et pour reconnaître nos confrères, de quelque langue ou de quelque pays qu'ils soient. C'étaient, selon les apparences, des mots de guerre que les Croisés se donnaient les uns aux autres pour se garantir des surprises des Sarrasins qui se glissaient souvent déguisés parmi eux pour les trahir et les assassiner. Ces signes et ces paroles rappellent le souvenir, ou de quelque partie de notre science ou de quelque vertu morale ou de quelques mystères de la foi.
Il est arrivé chez nous ce qui n'est guère arrivé dans aucune autre société.
Nos loges ont été établies et se répandent aujourd'hui dans toutes les nations policées, et cependant dans une si nombreuse multitude d'hommes, jamais aucun confrère n'a trahi nos secrets. Les esprits les plus légers, les plus indiscrets et les moins instruits à se taire, apprennent cette grande science aussitôt qu'ils entrent dans notre société. Tant l'idée de l'union fraternelle a d'empire sur les esprits. Ce secret inviolable contribue puissamment à lier les sujets de toutes les nations et à rendre la communication des bienfaits facile et mutuelle entre eux. Nous en avons plusieurs exemples dans les annales de notre Ordre, nos confrères qui voyageaient dans les différents pays de l'Europe, s'étant trouvés dans le besoin, se sont fait connaître à nos loges, et aussitôt ils ont été comblés de tous les secours nécessaires. Dans le temps même des guerres les plus sanglantes, des illustres prisonniers ont trouvé des frères où ils ne croyaient trouver que des ennemis. Si quelqu'un manquait aux promesses solennelles qui nous lient, vous savez, Messieurs, que les plus grandes peines sont les remords de sa conscience, la honte de sa perfidie, et l'exclusion de notre société, selon ces belles paroles d'Horace :
Est et fideli tuta silentio
Merces; vetabo qui Cereris sacrum
Vulgarit arcanae, sub isdem
Sit trabibus, fragilemve mecum
Solvat phaselum…[3]
Oui messieurs, les fameuses fêtes de Cérès à Eleusis dont parle Horace, aussi bien que celles d'Isis en Égypte, de Minerve à Athènes, d'Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scithie avaient quelque rapport à nos solennités. On y célébrait des mystères où se trouvaient plusieurs vestiges de l'ancienne religion de Noé et des patriarches ; ensuite on finissait par les repas et les libations mais sans les excès, les débauches et l'intempérance où les païens tombèrent peu à peu. La source de toutes ces infamies fut l'admission des personnes de l'un et l'autre sexe aux Assemblées nocturnes contre la primitive institution. C'est pour prévenir de semblables abus que les femmes sont exclues de notre Ordre. Ce n'est pas que nous soyons assez injustes pour regarder le sexe comme incapable de secrets, mais c'est parce que sa présence pourrait altérer insensiblement la pureté de nos maximes et de nos mœurs :
« Si le sexe est banni, qu'il n'en est point d'alarmes,
Ce n'est point un outrage à sa fidélité
Mais on craint que l'amour entrant avec ces charmes
Ne produise l'oubli de la fraternité.
Noms de frère et d'ami seraient de faibles armes
Pour garantir les coeurs de la rivalité. »
La quatrième qualité requise pour entrer dans notre Ordre est le goût des sciences utiles et des arts libéraux de toutes les espèces ; ainsi l'Ordre exige de chacun de vous de contribuer par sa protection, par sa libéralité ou par son travail, à un vaste ouvrage auquel nulle Académie et nulle université ne peuvent suffire, parce que toutes les sociétés particulières étant composées d'un très petit nombre d'hommes, leur travail ne peut pas embrasser un objet aussi immense. Tous les Grands Maîtres en Allemagne, en Angleterre, en Italie et par toute l'Europe, exhortent tous les savants et tous les artistes de la confraternité de s'unir pour fournir les matériaux d'un Dictionnaire universel de tous les arts libéraux et de toutes les sciences utiles, la théologie et la politique seules exceptées. On a déjà commencé l'ouvrage à Londres ; mais par la réunion de nos confrères, on pourra le porter à sa perfection en peu d'années. On y expliquera non seulement le mot technique et son étymologie mais on donnera encore l'histoire de la science et de l'art, ses grands principes et la manière d'y travailler. De cette façon on réunira les lumières de toutes les nations dans un seul ouvrage, qui sera comme un magasin général et une bibliothèque universelle de tout ce qu'il y a de beau, de grand, de lumineux, de solide et d'utile dans toutes les sciences naturelles et dans tous les arts nobles. Cet ouvrage augmentera dans chaque siècle, selon l'augmentation des lumières ; c'est ainsi qu'on répandra une noble émulation avec le goût des Belles lettres et des Beaux-arts dans toute l'Europe.
Le nom de francs-maçons ne doit donc pas être pris dans un sens littéral, grossier et matériel, comme si nos instituteurs avaient été de simples ouvriers en pierre et en marbre, ou des génies purement curieux qui voulaient perfectionner les arts. Ils étaient, non seulement d'habiles architectes qui voulaient consacrer leurs talents et leurs biens à la construction des temples extérieurs, mais aussi des princes religieux et guerriers qui voulaient éclairer, édifier et protéger les temples vivants du Très-Haut. C'est ce que je vais montrer en vous développant l'origine et l'histoire de l'Ordre.
Chaque famille, chaque république et chaque empire dont l'origine est perdue dans une antiquité obscure, a sa fable et a sa vérité, sa légende et son histoire, sa fiction et sa réalité. Quelques-uns font remonter notre institution jusqu'au temps de Salomon, de Moïse, des patriarches, de Noé même. Quelques autres prétendent que notre fondateur fut Enoch, le petit-fils du protoplaste, qui bâtit la première ville et l'appela de son nom. Je passe rapidement sur cette origine fabuleuse, pour venir à notre véritable histoire. Voici donc ce que j'ai pu recueillir dans les très anciennes Annales de l'histoire de la Grande-Bretagne, dans les actes du Parlement d'Angleterre, qui parlent souvent de nos privilèges, et dans la tradition vivante de la nation britannique qui a été le centre et le siège de notre confraternité depuis le XIe siècle.
Du temps des guerres saintes dans la Palestine, plusieurs princes, seigneurs et citoyens entrèrent en société, firent voeu de rétablir les temples des chrétiens dans la Terre sainte, et s'engagèrent par serment à employer leurs talents et leurs biens, pour ramener l'architecture à sa primitive institution. Ils le convinrent de plusieurs signes anciens, de mots symboliques tirés du fond de la religion, pour se distinguer des infidèles et se reconnaître d'avec les Sarrasins. On ne communiquait ces signes et ces paroles qu'à ceux qui promettaient solennellement et souvent même aux pieds des autels de ne les jamais révéler. Cette promesse sacrée n'était donc plus un serment exécrable, comme on le débite, mais un lien respectable pour unir les hommes de toutes les nations dans une même confraternité. Quelques temps après, notre Ordre s'unit intimement avec les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Dès lors et depuis, nos loges portèrent le nom des loges de saint Jean dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des israélites, lorsqu'ils rebâtirent le second temple, pendant qu'il maniaient d'une main la truelle et le mortier, ils portaient de l'autre l'épée et le bouclier.(Esdras chap.IV,v.16).
Notre Ordre par conséquent ne doit pas être regardé comme un renouvellement de bacchanales et une source de folle dissipation, de libertinage effréné et d'intempérance scandaleuse mais comme un ordre moral, institué par nos ancêtres dans la Terre sainte pour rappeler le souvenir des vérités les plus sublimes, au milieu des innocents plaisirs de la société.
Les rois, les princes et les seigneurs, en revenant de la Palestine dans leur pays, y établirent des loges différentes. Du temps des dernières croisades, on voit déjà plusieurs loges érigées en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France et de là en Écosse, à cause de l'intime alliance qu'il y eut entre ces deux nations.
Jacques Lord Stewart d'Écosse fut Grand Maître d'une loge établie à Kilwinning, dans l'ouest d'Écosse, en l'an 1286, peu de temps après la mort d'Alexandre III, roi d'Écosse, et un an avant que Jean Baliol montât sur le trône. Ce seigneur Ecossais, reçu franc-maçon dans sa loge des comtes de Gloucester et d'Ulster, seigneurs Anglais et Irlandais.
Peu à peu nos loges, nos fêtes et nos solennités furent négligées dans la plupart des pays où elles avaient été établies. De là vient le silence des historiens de presque tous les royaumes sur notre Ordre, hors ceux de la Grande-Bretagne. Elles se conservèrent néanmoins dans toute leur splendeur parmi les Ecossais, à qui nos rois confièrent pendant plusieurs siècles la garde de leur sacrée personne. Après les déplorables traverses des croisades, le dépérissement des armées chrétiennes et le triomphe de Bendocdar, Soudan d'Égypte, pendant la huitième et dernière croisade, le fils d'Henri III d'Angleterre, le grand prince Édouard, voyant qu'il n'y avait plus de sûreté pour ses confrères dans la Terre sainte, quand les troupes chrétiennes s'en retireraient, les ramena tous, et cette colonie de frères s'établit ainsi en Angleterre. Comme ce prince était doué de toutes les qualités du coeur et de l'esprit qui forment les héros, il aima les beaux-arts, se déclara protecteur de notre Ordre, lui accorda plusieurs privilèges et franchises, et dès lors les membres de cette confraternité prirent le nom de francs-maçons.
Depuis ce temps la Grande-Bretagne devint le siège de notre science, la conservatrice de nos lois, et la dépositaire de nos secrets. Les fatales discordes de religion qui embrassèrent et déchirèrent l'Europe dans le XVIe siècle, firent dégénérer notre Ordre de la grandeur et de la noblesse de son origine. On changea, on déguisa, ou l'on retrancha plusieurs de nos rites et usages qui étaient contraires aux préjugés du temps. C'est ainsi que plusieurs de nos confrères oublièrent, comme les anciens juifs, l'esprit de notre loi, et n'en conservèrent que la lettre et l'écorce. Notre Grand Maître, dont les qualités respectables surpassent encore la naissance distinguée, veut que l'on rappelle tout à sa première institution, dans un pays où la religion et l'état ne peuvent que favoriser nos lois.
Des îles britanniques, l'antique science commence à repasser dans la France sous le règne du plus aimable des rois, dont l'humanité fait l'âme de toutes les vertus, sous le ministère d'un Mentor qui a réalisé tout ce qu'on avait imaginé de plus fabuleux. Dans ce temps heureux où l'amour de la paix est devenu la vertu des héros, la nation la plus spirituelle de l'Europe deviendra le centre de l'Ordre ; elle répandra sur nos ouvrages, nos statuts et nos moeurs, les grâces, la délicatesse et le bon goût, qualités essentielles dans un Ordre dont la base est la sagesse, la force et la beauté du génie. C'est dans nos loges à l'avenir, comme dans des écoles publiques, que les Français verront, sans voyager, les caractères de toutes les nations, et c'est dans ces mêmes loges que les étrangers apprendront par expérience que la France est la vraie patrie de tous les peuples. Patria gentis humanae.
[1] Nous avons promis d'être fidèle, de vénérer la sainte divinité de l'amitié, d'aimer la vertu, non les récompenses.
[2] O nuit, ô repas divins! On ne s'y occupe pas des domaines ou des maisons d'autrui mais de sujets qui nous touchent plus directement, et qu'il est mauvais d'ignorer : si les richesses ou la vertu donnent aux hommes le bonheur, quel est le mobile des amitiés, l'intérêt ou le bien moral, quelle est la nature du bien et quel en est le degré suprême ?
[3] Il est au silence fidèle une récompense assurée : mais qui aura divulgué les rites de la mystérieuse Cérès, j'interdirai qu'il vive sous mon toit ou s'embarque avec moi sur un fragile esquif.
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